TEXTE DE CLÉA COUDSI & ERIC HERBIN SUR L'EXPOSITION PAYSAGES EN RÉSONANCE

 

«L’arbre abandonne son feuillage à l’arrivée des froids ou à la fin d’une trop grande sécheresse, il s’économise, sommeille. (…) De la même façon, la graine, la semence en sommeil, retient le temps. Elle attend le moment venu. Entre l’instant de sa naissance, à partir du fruit, et l’instant de sa croissance, il ne se passe rien. Rien pendant des mois, des années. Parfois des siècles. (…) Le jardin est le lieu privilégié du futur, un territoire mental d’espérance ». Gilles Clément

 

Notre résidence à l'est de la Somme a duré une année.

Une année où nous avons circulé à travers les collections de l’Historial, où nous les avons fait résonner, avec les paysages d’aujourd’hui, plaines agricoles, Hardines (jardins ouvriers), villages « muchés » ...

Les territoires que nous découvrons ici renferment le passé, des traces venues du monde entier.

Ce passé semble en sommeil, il peut à tout moment affleurer à même la texture sans épaisseur et pourtant infinie du présent.

Nous avons partagé notre travail avec des enfants, des jardiniers, des collectionneurs de cartes postales, d'anciennes ouvrières agricoles, un chercheur d'arbres centenaires....

Certains  projets ont abouti à une forme finalisée d’autres sont restés à l’état d’ébauche, Ce qui est donné à voir ici est un travail en mouvement.

 

En entrant dans l'espace d'exposition, nous entendons des chants issus de plusieurs endroits du globe. Le bruit de l'eau, du vent accompagne les voix. Le son provient de l'installation Continent Drums, située au cœur de l'espace d'exposition. Des milliers de billes métalliques ont été glissées à l'intérieur de cinq tambours. Ils se balancent de gauche à droite dans un mouvement  d’oscillation. Le souffle des voix transformées en énergie électrique actionne des moteurs qui provoquent le déséquilibre des tambours. Les grains métalliques s'agitent, s'entrechoquent sur la peau des tambours, le son de leur secousse évoque celui d'un courant.

Mouvement parfois lent ou rapide. Vague violente, bourrasque ou léger courant accompagnent les voix.

Jeux d'équilibre et de déséquilibre, d'accord et de désaccord.

« Par ce temps orageux on ne sait plus reconnaître le canon du tonnerre, le vent du sifflement des balles » (Extrait de carte postale de Poilu).

 

 

Après quelques minutes l'installation s'immobilise. Alors démarre, au fond de l'espace, une projection vidéo. Le rêve d'une chose. Le chœur polyglotte laisse place aux voix des jardiniers rencontrés à Ham et à Péronne et à leurs histoires. Nous voyageons dans le dédale des Hardines. Dans ces jardins rien ne doit être amplifié ou idéalisé. Nous  y avons découvert un monde, « entre parenthèses », de petites surfaces de repos situées aux bord des villes, presque secrets. Dans les gestes mêmes du jardinier et les régimes d’objets qui les accompagnent, s’est construite loin du cadre institutionnel une sorte d’utopie. Une utopie modeste.

Les jardiniers racontent des plantes, des graines venues parfois de très loin, des gestes et des terrains souvent habités par le souvenir de quelque ancêtre.  « Un monde ouvert sur des mondes » (Gilles Clément).

Nous y découvrons un modèle réduit de sociabilité, qui ricoche de parcelle en parcelle. Quelque chose de retiré, errant, libre, vagabond. Ici ce que l’on peut percevoir, et peut-être est-ce déjà une survivance, c’est un tissage étonnamment raffiné, entre des temporalités différentes — « le rêve d’un futur éteint dans un passé qui chantonne, et un présent sans doute ouvert à lui-même mais comme une jachère ». (Jean Christophe Bailly).

Les plans essentiellement fixes qui composent le film donnent à voir le temps et les saisons, la pluie, la neige, les rayons lumineux à la fois présence et événement, les reflets dans l'eau, le pollen qui vole, le souffle dans les roseaux,. Ils s'attachent à des signes qui sont à peine plus visibles qu'un givre et une poussière …

 

Des rêves, des espoirs, ont été extraits de lettres de Poilus et gravées sur des feuilles d'arbres dans la série Les soupirants. Ces courts fragments sont inscrits en creux ou en plein sur les éléments végétaux à l'aide d'un laser. Jeux d'ombres et de lumières, de souvenir et d'oubli. Ces textes résonnent toujours aujourd'hui, ils auraient pu être écrits par Oussama, réfugié Syrien, rencontré dans les Hardines de Ham.

Chacun est comme un éclat qui transcrit l'espoir d'une paix prochaine, du « retour au monde », à son monde.

« Et dire que tout ça se tassera et qu'un de ces jours nous nous retrouverons en train de nous bécoter dans ma petite chambre bleue » (Extrait de correspondance de Poilu).

Ces feuilles gravées empruntent leur technique aux feuilles de chêne patiemment « piquetées » par Marcel Lepretre (soldat de la 14ème compagnie mort au combat) et conservées à l'Historial. Les végétaux transformés en dentelle fragile semblent, avoir miraculeusement survécu au conflit et au temps.

Nous avons choisi une typographie identique à celle qui recouvre les parois en marbre des monuments mémoriaux pour transcrire les mots griffonnés sur les papiers de correspondance.

Chaque feuille est la trace du lieu où elle a été ramassée, chaque feuille est un morceau de paysage.

Sur certaines feuilles nous avons gravé les portraits des personnes rencontrées au cours du projet (Chemin sur feuille d'être).

Chaque feuille est à la fois portrait et paysage.

La découpe laser est une technique numérique extrêmement précise normalement utilisée pour le travail en série. Sa constance est mis à mal par l’irrégularité du support. Chaque feuille d'arbre, matière singulière et vivante provoque des résultats toujours différents. Accidents, brûlures et hasard participent aux portraits.

Parfois un seul portrait est gravé, « tatoué » sur une feuille unique, parfois sur plusieurs feuilles juxtaposées. Les portraits sont alors fragmentés par la forme de chaque feuille, ils sont comme camouflés dans la matière végétal.

Les nervures des feuilles évoquent des réseaux veineux, des cartes géographiques, des squelettes. Les surfaces ajourées sont à la fois planes et profondes, organiques et architecturales, calmes et violentes.

 

A quelques pas il est possible d'entendre une bande sonore polyphonique : les membres de l'association des Amis du Château de Ham nous ont prêté leur voix pour l'occasion (Correspondances).

Ils lisent des fragments de textes également écrits pendant la Grande-Guerre.

Ces fragments ont été sélectionnés parce qu’ils abordent tous le thème du jardin, de la botanique, de la production, des saisons … Chacun évoque l’attente,  celle d’un courrier, d’un temps clément, des premiers bourgeons, des permissions, de la fin de la guerre …

Ces fragments créent un récit commun. Les histoires de jardins, de plantes, de graines, circulent de lettre en lettre. Chaque élément s’échange, se croise de la Côte 80 à Amiens, d’une prison berlinoise aux prés de Thuringe, des champs de bataille à l’arrière …

Des lettres de Georges Duhamel à Blanche, de Rosa Luxembourg (lettres écrites de prison où elle est enfermée dès 1915, elle y continuera cependant son herbier y glissant des plantes reçues par courrier) à ses amis, de soldats, de paysans anonymes ...

 

Le film d'animation 5 Chambres met en scène les souvenirs de cinq résidentes de la Marpa de Matigny. Toutes ont en commun d’avoir travaillé très jeunes dans les champs alentours.  Elles nous ont raconté le labeur de la terre, les jeux d’enfants, le plaisir de jardiner, les transformations des villages et du travail agricole, des morceaux de vie. Nous avons décidé de mettre en image ces souvenirs. La photographie étant impossible, nous avons construit ces images à partir de photographies trouvées sur internet, de cartes postales ou de clichés pris par les machines de Google Map. Ces images qui nourrissent l’internet sont devenues notre matière première pour traduire leurs histoires. Nous les avons ensuite projetées sur les murs de leurs chambres plongées dans la pénombre pour l’occasion.

Ces images sont des « paysages intérieurs », elles se promènent sur les murs des chambres, s’animent parfois, se déforment à la rencontre des meubles et des objets.

 

Plusieurs vitrines mettant en regard documents de l’Historial et production des enfants croisés au cours du projet sont également dispersées dans l'espace d'exposition.

 

 

Dans les jardins, à la surface des feuilles, sur des papiers griffonnés par des Poilus, dans les histoires racontées par d'anciennes ouvrières agricoles, à l'intérieur d'un herbier constitué en prison par une militante pour la paix, dans les fredonnements de chants du monde entier qui tentent de s'accorder, quelque chose émerge, murmure, une chose ténue, fragile circule et se propage : un rêve, un espoir qui « ouvre le présent à lui même ».

Ici et là dans ces paysages de la Somme, et auprès de ceux qui les habitent  nous avons découvert et choisi de montrer des lieux où les choses prolifèrent, se créent, se multiplient, vieillissent, se transmettent et s'approprient, des lieux que tout oppose aux champs de bataille et qui pourtant les recouvrent.

Ramasser, enterrer, retourner, gratter, voilà un travail qui est familier au jardinier et à nous plasticiens qui travaillons sur la mémoire, la photographie, l’archive … Remuer le sol donc, à la recherche de l’humus qui à la fois décompose et transforme, fait renaître autrement et en quelque sorte révèle : comme une force, une intaille, une présence en creux. Des histoires enfouis, en dormance.

 

"C'est près de l'eau et de ses fleurs que j'ai le mieux compris que la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des choses par l'intermédiaire d'un rêveur. "

G. Bachelard, l'Eau et les Rêves, Introd., v.